Après Nobody, le Collectif MxM crée Festen, adaptée du film avec lequel la nouvelle vague danoise signait le Dogme95, dont vous reprenez certains principes dans la charte qui identifie la performance filmique. Or ce spectacle dévie déjà des règles initialement données. Quelles orientations prennent vos recherches ?
C.T. Pour réformer un geste artistique, il faut à la fois établir des règles du jeu et s’affranchir de tout système. Nobody, c’est le cinéma qui s’invite au théâtre dans une sorte de docu-fiction. Festen, c’est le théâtre qui invite le cinéma à sa table : le père demande à ce que l’on filme son anniversaire, le caméraman devient personnage de la fiction. Peu à peu, la performance filmique trouve sa place au théâtre et l’écran pénètre ici la scénographie. Je suis avant tout un homme de théâtre et un vidéaste qui invite la grammaire cinématographique sur scène. Nobody respectait la charte, Festen s’en émancipe déjà et la suite ne sera qu’hybridations. Je conçois Festen en tant qu’interprétation contemporaine d’Hamlet qui interroge la posture du théâtre dans notre monde. Festen et Hamlet posent la question même de la théâtralité.
À la suite de Festen, vous créez en 2019 Opening Night d’après le scénario de John Cassavetes, oeuvre cinématographique mettant en jeu le théâtre et ses acteurs. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le dialogue entre ces deux disciplines ?
C.T. Tout comme Hamlet, je crois au théâtre comme « piège de la conscience du roi », c’est-à-dire comme un espace qui peut réinvestir le champ de la vérité. Dans Festen, Christian convoque la théâtralité et rassemble l’écoute collective pour faire entendre la vérité. Le théâtre est ce lieu unique où artistes et publics fabriquent ensemble l’oeuvre au présent de la représentation, dans une réciprocité possible des regards. Selon moi, le théâtre est un art du hors-champ qui ne montre pas la fabrication d’une image mais comment on s’émancipe de ce qu’on nous donne à voir.
Justement, pourquoi le hors-champ vous intéresse-t-il tant ? Qu’y cherchez-vous ?
C.T. Le hors-champ est politique. Aujourd’hui, tout est image et toutes les images manquent profondément de horschamp : aucune histoire ne les précède et aucune ne leur succèdera. Or si l’on veut construire une image, il faut avant toute chose construire autour ce qui ne se voit pas, ce qui est bien plus grand que l’image-même. Le hors-champ constitue le cadre de cette image, en est la marge : il m’intéresse de voir comment le spectateur prend conscience que le récit, en dehors du cadre posé, prend sens autrement. Par peur de la vacuité, on use de l’image d’une manière assez totalitaire aujourd’hui. Dire la vérité n’est pas le plus difficile, le plus difficile est de la faire entendre.
Dans Festen, aux questions intimes du pardon, du détachement, de la réconciliation, se joignent les questions sociétales de la responsabilité face au racisme, à l’inceste, à la violence faite aux femmes. L’intime est-il inévitablement politique ?
C.T. Oui, je pense que nos simples existences sont déjà politiques et, puisque le monde aujourd’hui est bien trop vaste, après m’être penché sur le système, je m’intéresse au noyau familial au sein duquel on peut lire la société et à l’humain, la cellule la plus petite que l’on puisse observer. Il m’intéresse désormais de mettre un individu dans un dispositif aliénant – auquel il contribue probablement – et d’observer comment il trouve sa liberté. Hamlet et Festen posent la question de la réforme : nos deux héros – Christian dans Festen, Hamlet dans la pièce éponyme – se battent pour trouver le moyen de réformer le discours et l’art. Réformer n’est pas innover, c’est trouver des structures qui permettent que l’art soit entendu à l’instant où tu le livres. Comment aujourd’hui faire entendre une vérité ? Puisque manifester ne suffit plus, il faut d’autres moyens. Selon moi, le théâtre est là pour montrer des gens qui trouvent un espace de respiration possible, avec l’échec, la peur et la complexité que cela représente. L’art est là pour critiquer et pour, je le souhaite, apporter une lecture visionnaire du monde. Car tout est déjà là, il appartient juste à l’artiste de l’éclairer.
Qu’est-ce qui rassemble ces héros ? Et aujourd’hui, qu’est-ce qui fait d’un individu, un héros ?
C.T. Christian n’est pas un héros au sens épique ou tragique, ce sont les autres qui en font un héros : ils se retrouvent en lui et ressentent à sa suite le courage de parler. Le héros d’aujourd’hui est celui qui apprend de ses actes, commet des erreurs et se relève, revient auprès des siens et fédère un collectif ; c’est celui qui, sans ambition de porter une parole mais animé par une cause à défendre, initie un mouvement à travers un acte simple mais exemplaire. Christian et Hamlet disent « on n’a pas été aimés comme on aurait aimé être aimés » et tous deux réagissent au regard maternel. Ces problématiques communes déterminent nos stratégies de survie affective. Au fond, ce sont des histoires d’aveuglement et de jalousie : on peut dire que l’absence de compassion maternelle oblige Christian à faire tomber le père pour retrouver le regard de la mère. Celui qui réforme n’est pas seulement animé par une cause existentielle, il l’est aussi par son besoin de reconnaissance, de légitimité, par son besoin d’être aimé en somme. Peut-être y a-t-il là quelque chose d’universel.
Christian vient voir son père pour se libérer de son emprise, libérer sa soeur et le fantôme qui le hante : seraient-ce les disparus et leur mémoire qui nous relient ?
C.T. Si le hors-champ est ce qui nous dépasse, il intègre selon moi la dimension existentielle, dont le fantôme fait partie. Je crois que les êtres qui manquent peuvent exercer sur nous, sur notre environnement, une incroyable force physique. J’aime la vision du fantôme dans le cinéma japonais – comme dans Vers l’autre rive, le récent film d’Akira Kurosawa – et la question qu’elle pose : les disparus nous hantent-ils ou se manifestent-ils uniquement pour nous demander de les laisser partir ? Dans Festen, ce que Christian révèle est avant tout sa propre histoire : je crois profondément qu’on ne peut changer le monde sans s’être réconcilié avec son histoire et ses récits. On parle alors non pas de pardonner mais de comprendre, de prendre avec soi, dans un mouvement de deuil et de réconciliation.
Le Collectif MxM travaille depuis vingt ans à construire ensemble une oeuvre exigeante : sur quoi repose la relation dans le « faire ensemble » ?
C.T. La relation est rhizomique, c’est un flux sans commencement ni fin qui se déploie et se régule de manière organique. Il n’y a qu’à regarder les arbres d’une forêt pour apprendre sur quoi repose l’équilibre naturel de la relation : être incomplet et accueillir le don de l’autre, contribuer soi-même, communiquer, garder pur son espace de liberté. On ne peut atteindre une exigence et une acuité collectives que si chacun développe une conscience aiguë de la bienveillance : le reste ne nous ramène qu’à notre propre condition et seul, on ne fait pas trembler grand chose.
propos recueillis en novembre 2018