propos recueillis au CENTQUATRE – Paris le 4 mai 2016
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Mélanie Jouen : À propos du spectacle qui initiait votre collaboration [Le Nom sur le bout de la langue], Pascal, vous écriviez en 2005 : « Désormais nous cherchons ensemble quelque chose que j’ignore. » Qu’en est-il aujourd’hui ?
Pascal Quignard : Oui c’est vrai, nous cherchons ensemble quelque chose que nous ignorons. En 2003, Marie est venue me trouver. Elle m’a fait écouter des chants d’oiseaux, elle m’a fait écouter la nature, elle voulait quelque chose d’autre qui mêle la danse, le chant.
Marie Vialle : Lorsque j’ai demandé à Pascal si je pouvais jouer Le Nom sur le bout de la langue, je voulais absolument dire ce texte-là.
Je savais qu’il fallait le rattacher à autre chose, mais je n’avais pas idée de ce que je cherchais, je n’avais même pas idée que je cherchais autre chose.
Pascal : Maintenant je peux dire que nous cherchons quelque chose qui n’est pas du théâtre, qui n’est pas de l’opéra. Quelque chose qui nous émeuve, qu’on ignore et qu’on invente. Et ça nous plaît de ne pas savoir comment le définir, et surtout ne pas le définir.
Si c’est indéfinissable, qu’est-ce ? Serait-ce des contes ?
Marie : Oui, ce sont des contes mais cela n’a aucune importance. Je n’interprète ni ne me mets en scène comme une « conteuse ». Ce qui m’importe est la liberté que me donne l’écriture de Pascal et ce que cette forme de théâtre non dialogué me permet.
Pascal : Elle vient de dire la chose. Je n’aime pas le théâtre dialogué. Il se trouve qu’à l’origine, le théâtre primitif en Grèce ou au Japon, ce sont des contes, des récits et des mythes portés par des acteurs masqués qui ne dialoguent pas entre eux. Il n’y a pas de psychologie. Avec Marie, dans notre expérience théâtrale, lorsqu’il y a un dialogue qui peut être réaliste, on déréalise tout. On ne fait pas de dialogue psychologique, c’est du récit rapporté et pour le reste, on joue, on danse ensemble. C’est très archaïque en fait.
Tous deux musiciens, violoncellistes notamment, la musique est essentielle dans votre langage commun : si ce n’est par la présence de l’instrument, c’est par la musicalité de l’écriture ou lorsque Pascal, vous qualifiez Triomphe du temps de sonate de contes ou Princesse Vieille Reine de suite baroque. Quelle place tient-elle ici ?
Pascal : Dans Le Nom sur le bout de la langue, Marie jouait La Sarabande de Bach. Pour Triomphe du temps, j’ai fait la musique et simplifié la partition de Auf dem wasser de Schubert. Depuis Princesse Vieille Reine, il y a une chanson de Pierre Avia pour chaque création. Ici, on laisse de la place pour la musique, pour les cris et chants d’oiseaux, pour le piano. On s’approche de la partition musicale, de ce qu’on voulait faire avec les violoncelles depuis le début.
Marie : Je travaille le texte comme une partition. Je cherche avant tout les rythmes, les intensités et les variations. Ce qui me guide depuis le début nous guide ensemble aujourd’hui.
Et Pascal, vous jouez ici sur scène du piano.
Pascal : Oui, je joue Les Ombres errantes de Couperin, La Chouette hulotte de Messiaen et la partition qu’on a faite ensemble.
Pascal, vous disiez à propos de Triomphe du temps lors de sa création en 2006 : « Moi je mettrais toute la littérature sur une rive et mettrais sur une autre rive, beaucoup plus animale, le rêve involontaire. […] Le conte n’est pas quelque chose de complètement humain. Le conte ne peut pas être joué, habité comme un personnage. C’est souvent moitié animal, moitié humain. » Ceci se rapprocherait-il ainsi plus de ce que vous composez ensemble ?
Marie : Oui, c’est ça qui me passionne. En tant que comédienne, l’écriture de Pascal renverse ma relation au texte : les mots sont ici une matière que je perce pour créer des espaces vides, où le corps, les cris et les sons peuvent prendre place et s’épanouir. Dans Le Nom sur le bout de la langue, la jeune Colbrune est à la recherche d’un mot qui aussitôt retrouvé, s’évanouit. Ce qui se dérobe m’intéresse, ces allers-retours entre les mots et ce qui est au delà ou en amont du langage verbal.
Pascal : Nous n’oublions pas que nous sommes des animaux qui parlons.
Marie, vous vous êtes mise seule en scène pour Le Nom sur le bout de la langue et Princesse Vieille Reine, en duo avec Lam Truong pour Triomphe du temps. Pascal, vous confiiez à Marie vos écritures. Qu’est-ce qu’être aujourd’hui tous les deux sur scène ?
Marie : Ça me semble complètement naturel. Pour Le Nom sur le bout de la langue, Pascal est venu voir mon travail puis a écrit deux autres contes. Pour Triomphe du temps, il m’a demandé de lui donner au préalable une liste de scènes dialoguées et de scènes muettes. Pour écrire Princesse Vieille Reine, il avait besoin d’entendre à nouveau les précédentes pièces. Je les lui ai rejouées puis il m’a donné le texte, je lui ai fait très vite une première lecture, il a repris le texte ainsi au fur et à mesure de la création. On construit de plus en plus ensemble.
Pascal : C’est la première fois qu’on est tous deux metteurs en scène et on va tout mettre en scène tous les deux. J’ai beaucoup aimé la vie de troupe avec Carlotta Ikeda. C’est peut-être le seul type de société qui me fait plaisir.
Dans Medea, créé avec Carlotta Ikeda, vous étiez sur scène, à votre table d’écrivain, lisant le texte. Est-ce la première fois que vous délaissez la feuille, que vous apprenez le texte ?
Pascal : Oui. C’est un supplice.
Marie : Ou une angoisse, une angoisse bien motivée.
Pascal : C’est une performance de ténèbres, dans la nuit, qui a trait à mon enfance. C’est une expérience de la scène mais ce n’est pas une expérience de comédien car je ne joue pas vraiment de rôles et ce que je dis, je le prends en mon nom propre. Je me sens un peu comme un assistant de chamane. C’est à Marie que revient le jeu, elle se métamorphose comme un chamane s’envole.
Et moi je suis là pour l’accompagner au piano, pour ressusciter les morts.
D’ailleurs, Pascal, vous évoquiez déjà le chamanisme à propos du Nom sur le bout de la langue, puis à propos de Medea. Quelle place tient-il dans votre imaginaire ?
Pascal : J’ai toujours été passionné par la préhistoire, très ami avec Jean Clottes, préhistorien spécialiste de l’art pariétal qui est à l’origine de la découverte de la Grotte Chauvet. Je suis descendu avec lui dans les grottes dans les Pyrénées. Et pour lui, les premiers hommes, justement, menaient des expériences chamaniques, des dialogues avec les animaux (Jean Clottes est notamment auteur de Les Chamanes de la préhistoire – transe et magie dans les grottes ornées, avec David Lewis-Williams, éditions du Seuil, 1996). Je me fie aussi énormément aux rêves. Il y a ainsi deux sources importantes pour moi : la préhistoire et le rêve.
Pourrait-on ainsi dire que votre langage commun se situe entre le rêve et le dialogue avec les animaux ? Car, depuis Triomphe du temps dans lequel figuraient des masques d’animaux, ces derniers ont toujours été présents.
Marie : Oui, mais je ne m’en rends pas compte, je ne le formule pas comme Pascal. Ce qui m’a émue quand j’ai lu Le Nom sur le bout de la langue, c’est la puissance du désir de Colbrune. Elle cherche à se remémorer le nom qu’elle a oublié car c’est ce nom retrouvé qui lui permettra d’épouser l’homme qu’elle aime. C’est le désir qui l’entraîne dans des mondes oniriques. Sa quête m’offrait la liberté de faire un pas dans une autre réalité et d’oser faire en sorte que les émotions se diffusent différemment. Il y avait aussi déjà des animaux. Imiter des cris d’animaux me passionnait depuis toujours mais jamais je n’ai pensé prendre tant plaisir à faire ça. Dans La Rive dans le noir, c’est comme si nous touchions une chose très archaïque. Ça me réjouis, ça libère.
Pascal : Le premier disque de cris et chants d’animaux qu’elle m’a donné, une anthologie des voix du monde, c’était il y a dix ans pour Triomphe du temps. Le désir résiste bien !
Qu’est-ce alors que La Rive dans le noir ?
Marie : C’est comme si je rentrais dans le rêve de Pascal, comme si j’épousais les fantômes. Il va de surprise en surprise et convoque dans un premier mouvement toutes sortes d’apparitions : des ombres chinoises, des images, des incarnations et des oiseaux. Et puis il y a aussi nos deux mouvements autonomes. Pascal va de sa table d’écrivain à celle où il mangeait enfant, comme s’il retournait à sa source : de l’écrire au dire, de choses plus intimes. Dans un sens, je retourne aussi à ma source : à travers les « possessions », les métamorphoses et les cris dans lesquels je me déploie, il y a comme une renaissance, un envol. La Rive dans le noir est une suite de petites séquences incongrues qui ne cessent d’alimenter les relations entre les animaux, les humains et leurs rêves.
Pascal : Pour moi c’est simple : Carlotta Ikeda est morte, celle qui m’a élevé est morte et ma mère est morte il y a peu. C’est ici un enfant dont la mère est morte. C’est ça le nô : faire mourir les morts. Et les faire dévorer par les vautours comme dans le bouddhisme. D’où la présence des oiseaux.
Justement, vous dites avoir toujours souhaité convier les oiseaux sur scène, pouvez-vous évoquer leur présence sur cette rive ?
Pascal : Je pars d’une référence au théâtre ancien. Si à jardin, c’était les porte-lumières avec les corbeaux et les coqs ; à cour, c’était alors la mort et les oiseaux nocturnes comme la chouette. Tout va toujours dans un même sens. Et puis, j’aime l’imprévisible. Alors que les arts sont extraordinairement prémédités, ce qui m’intéresse avec la présence des oiseaux, cet autre sauvage, c’est l’irruption du réel dans le rêve. Il est là le secret.
Marie : Avec ou sans les oiseaux, l’imprévisible est là, à chaque représentation.
Pascal : Il y a eu la mort de Lam Truong, il y a eu la mort de Carlotta. J’ai alors eu envie de « remplacer Carlotta » par des oiseaux. Je ne dis pas que Carlotta est présente sous ces formes de vieilles chamanes, de vieilles chouettes et de corbeaux (Karasu en japonais). Mais il y a un peu de ça. Ces fragments de nô et butô, cet univers japonais, c’est un peu elle.
De quelle manière œuvrez-vous tous les deux ?
Marie : On partage le plaisir d’inventer ensemble.
Pascal : Il y a une forme d’intimité. Il y a la joie d’avoir peur ensemble. Et puis je sais pour qui j’écris, je connais Marie. Elle a toujours dit qu’elle souhaitait amener sur le plateau la nature et les oiseaux.
Marie : Mais je ne savais pas que ça allait venir à ce moment là. D’ailleurs, je n’ai jamais idée de ce que Pascal va écrire. J’aime ne pas savoir et je ne demande pas. C’est comme s’il percevait de moi quelque chose que je ne percevais pas. Comme s’il saisissait un fil tendu entre nos deux inconscients, comme s’il mettait à jour un espace. Un espace que je peux enfin habiter, une matière que je sculpte, libre de suivre mes intuitions sans avoir à me justifier. Ensemble sur scène, quelle forme prend cette liberté partagée ? Jusqu’alors elle avait pour cadre : Pascal écrit, Marie dit et met en scène.
Marie : La présence de l’autre libère. On discute, on fabrique nos territoires, on modèle sur l’instant. Sur scène, il y a deux mélodies très autonomes qui se croisent, se relaient. C’est toujours Pascal qui écrit, moi qui dis et puis on joue.
Pascal : Et puis il faut dire que nous ne sommes pas seulement deux : il y a aussi les oiseaux !
Marie : Et nous travaillons étroitement avec Chantal De La Coste qui réalise la scénographie et les costumes, Jean-Claude Fonkenel qui crée la lumière (depuis Le Nom sur le bout de la langue), le compositeur Pierre Avia (depuis Triomphe du temps), Cécile Kretschmar qui a réalisé les masques et costumes du Nom sur le bout de la langue et de Triomphe du temps, Dalila Khatyr qui nous encourage pour le travail vocal et Tristan Plot qui prépare les oiseaux.
Où se situe La Rive dans le noir dans votre histoire ?
Marie : Nous poursuivons notre recherche. Chaque spectacle est différent et complètement autonome. Celui-ci ne condense pas les trois précédentes pièces. Je ne sais pas ce qu’il va se passer après mais en effet, on travaille de plus en plus ensemble.
Pascal : Moi comme je suis celui qui écrit, je sais déjà.