Des bords de soi

« La pensée avant d’être œuvre est trajet. »

Henri Michaux, Poteaux d’angle

Conversation entre Marlène Rubinelli-Giordano et Mélanie Jouen
sur la prochaine création du collectif AOC

Mélanie – Aux prémices de la prochaine création du Collectif AOC, quel trajet suis-tu ?
Marlène – Je chemine depuis un point de départ, comme une évidence en tant que femme de cirque : le corps circassien. Je pars de la relation de l’acrobate à son corps, à son agrès.
Mélanie – Tu sembles autant travaillée par l’idée du corps que tu ne travaille ce corps, n’est-ce pas ?
Marlène – C’est vrai, je m’intéresse au corps comme creuset d’une relation à soi, à l’autre, à la société. Mon terrain de recherches tourne autour de cette question : Quel corps sommes-nous vraiment ? Sonder l’intime d’un corps, ce qu’il contient, ce qui le traverse et ce qui le constitue : une nature, une culture, un usage. J’aimerais ici explorer la dialectique entre apparence et contenance. Comment fait-on avec ce que l’on a en soi ? Et puis, qu’est-ce qu’on fabrique avec nos corps aujourd’hui ?
Mélanie – Ceci nous rapproche des études sur l’anthropologie du corps de David Le Breton, non ? Et de l’idée que l’homme n’existe que parce qu’il est corporel. Es-tu plutôt chercheuse de laboratoire ou exploratrice de terrain ?
Marlène – Définitivement exploratrice ! Je travaille à partir d’observations, d’images, de sensations, de résonances. Ici, la communauté d’artistes réunie serait un échantillon d’humanité, où se déjoue la relation entre corps collectif et corps individuel. Corps relieur ou corps frontière, corps monde ou alter ego, est-il lieu de liberté ou d’aliénation ? À travers le corps circassien, corps façonné, paradoxe même de l’instinctif et du discipliné, j’aimerais ainsi interroger ce qui relève de la métamorphose : tentative d’être autre ou retour à soi ? Que révèle la transformation ? Qui y a-t-il sous nos peaux ?
Mélanie – « On n’est pas seul dans sa peau » disait Henri Michaux. Il y a autant de normes aujourd’hui que de cultures. Il y a dans notre société occidentale, une vision prédominante du corps comme accessoire, apparat, faire-valoir. Il y aurait, il me semble, dans la transformation deux mouvements : une modélisation selon les canons culturels et une mutation comme survie face aux injonctions sociétales. Ce sont des questions identitaires fondamentales…
Marlène – Oui et j’aimerais travailler sur ces deux mouvements. Il me semble qu’on ne peut échapper à sa nature profonde. On peut ne pas s’autoriser à la rencontrer, on peut refuser d’y aller, mais elle se manifeste. Je m’intéresse notamment à la question des identités de genre, des rapports sociaux de sexe. Si on ne naît pas femme, on ne naît pas homme non plus… Alors qui devient-on ? Et puis, quel est le chemin ? Quelque chose m’intéresse dans le trouble que les corps des circassiens colportent, une ambiguïté physique qui bouleverse les représentations normées.
Mélanie – Dans l’histoire des arts forains, on retrouve le surhomme et la créature monstrueuse. Dans le cirque aujourd’hui, où sont les héros, où sont les monstres ?
Marlène – Nous sommes artistes de cirque, nous nous définissons par notre agrès. Cet agrès que l’on choisit, par morphologie, par appétence, est aussi celui qui nous agit car il tord, sculpte, épuise le corps dont il devient un prolongement, une excroissance. Cette idée convoque une « inquiétante étrangeté », sensuelle et violente aussi. Il y a pour moi l’idée d’une fusion entre l’acrobate et son agrès. L’agrès est-il révélateur d’une nature ou signe d’une mutation de la condition humaine ? L’artiste de cirque se dépasse, se confronte sans cesse à la perfectibilité, à un idéal, à l’insaisissable. C’est un héros monstrueux.
Mélanie – Et cet homme-hybride, qui est-il pour toi ?
Marlène – Il peut être l’androgyne, le hors-norme. Je m’interroge beaucoup sur ces « êtres-corps » qui, situés au-delà des caractères dits masculins ou féminins, troublent. Et cela ne concerne pas uniquement les transgenres mais peut toucher des individus « insoumis » aux critères sexués ou à la construction sociale.
Mélanie – Y aurait-il ici un questionnement entre nature et culture ?
Marlène – La cohabitation de ce que j’appelle l’être sauvage avec l’être social m’a toujours interrogée. Comment nous adaptons-nous pour continuer à vivre ?
Mélanie – Et quel sera ton angle d’observation ?
Marlène – Je souhaite convoquer cet état d’enfance : conserver le regard franc, le geste primitif, non encore captif d’un conditionnement social. Oui, je vais peut-être passer par l’enfance, intérieure. Parce que la nature profonde réside là, justement. Avec joie, légèreté, jeu et magie, il est possible d’aborder ce qui touche au corps, au désir, aux pulsions. Je crois que si nous parvenons à cette innocence, nous pouvons tout aborder avec candeur, avec une énergie juvénile.
Mélanie – Avec magie, dis-tu ?
Marlène – Oui, j’aimerais avoir recours à l’effet magique, qui sidère l’enfant et l’adulte. Cirque et magie sont deux facettes du spectaculaire, de l’illusion, de la fascination. Mon intuition me guide aujourd’hui vers cette perméabilité du rêve et de la réalité. J’aimerais que l’on puisse traverser ces mondes, ces états, que chacun puisse parvenir à une expérimentation sensorielle, à un trouble des sens et des idées. Que l’on puisse ainsi percevoir, reconnaître ce qui nous agit profondément.
Mélanie – Et qu’est-ce qui te guide aujourd’hui ?
Marlène – Il y a des images qui me maintiennent en suspens : la lévitation d’une femme et la chute tournoyante d’un homme. Et entre eux un espace de liberté, une rencontre possible. Que fait-on de cet espace suspendu à nos mouvements ? Il y a aussi l’image de ces agrès sortant du corps ou d’un être disparaissant dans le corps d’un autre. Et il y a le rapport au public. Je rêve d’une traversée ensemble, qui prenne place, sur scène ou sur la piste et dans la salle. Qu’il y ait une expérience qui déplace le spectateur de son statut. J’imagine une mise en situation du public dès son entrée en salle ou dans le chapiteau. J’aimerais le mettre face à lui-même et que les artistes parlent aussi d’eux-mêmes. J’aimerais que les choses se vivent dans une proximité physique, que le spectateur puisse plonger ses yeux dans les yeux de l’acrobate.
Mélanie – Et quels artistes convoques-tu sur scène ?
Marlène – Je convoque des artistes de quatre disciplines : le mât, le fil, les sangles et la contorsion. Il y aura aussi peut-être un couple de portés acrobatiques, du trapèze, de la roue cyr. J’ai rencontré des artistes au physique et à la sensibilité oscillant entre les polarités féminines et masculines, qui me passionnent. J’aimerais convoquer un clown aussi. Et il y aura bien sûr un musicien au plateau, comme dans tous les spectacles du Collectif AOC. Je travaille avec Bertrand Landhauser, compositeur de longue date pour le Collectif. J’ai une image de lui, travesti en femme, présent sur scène, permanent point de convergence. Sa musique engloberait le public, investirait tout l’espace.
Mélanie – Cela ferait sens avec l’expérience sensorielle dont tu parles. Que recherches-tu là ?
Marlène – Avec Sigolène de Chassy – scénographe, nous recherchons quelque chose qui sorte du plateau et puisse englober scène et salle. Il y a l’idée d’une avancée, d’un ponton mais aussi d’une toile suspendue qui relierait les artistes et le public. Il faut que tout cela déborde et bouleverse.
Mélanie – Ceci pourrait vous mener à « envelopper » le public dans une matière, qu’elle soit plastique, visuelle ou sonore ?
Marlène – Oui, c’est l’idée. J’ai l’intuition de quelque chose de rudimentaire, d’essentiel. Dans le temps et l’espace de la représentation, dans l’ici et maintenant du réel, surgira le rêve, la magie.
Mélanie – Et il y aurait un texte écrit, dit, projeté ?
Marlène – Il n’y aura pas d’écriture dramatique. Mais lors du travail au plateau, si des mots sortent, je les déposerai là. Peut-être même sur le sol d’ailleurs.
Mélanie – Et le mouvement, et la danse dans tout ça ?
Marlène – Évidemment il y aura de la danse. J’imagine des personnages au plus près des gens, dans une rencontre réelle. J’aime aussi le grand fouillis exutoire des danses de groupe.
Mélanie – Qu’est-ce qui t’inspire ?
Marlène – Je m’intéresse aux discours à la marge, aux personnes hors normes. Je suis attirée par ce qui est au delà de l’attendu, de l’imposé, par ce qui émane des tréfonds. J’aime autant les mondes absurdes et dérisoires de plasticiens comme Philippe Ramette ou Gilbert Garcin – créateurs d’illusions, de fantasmagories photographiques les mettant en jeu dans l’espace – que des mondes obscurs et tendus de la photographe Francesca Woodman – qui a beaucoup travaillé l’ombre « autonome », détachée du corps physique. Je fais beaucoup de photographie, en noir et blanc, et cependant j’adore les couleurs des films de Pedro Almodovar. Chez lui d’ailleurs, comme chez Pina Bausch, ce qui m’intéresse sont les relations nouées, les amours interdites, les sexualités « dénoncées ». Je pense aussi au travail du photographe Sébastien Lifshitz, présenté lors des Rencontres photographiques d’Arles en 2016 : une collection de clichés amateurs pris sur un siècle – de 1880 à 1980 en Europe et en Amérique du Nord. Où l’on voit des hommes habillés en femmes, des femmes habillées en hommes, pour le travail ou pour l’amusement. Durant la seconde guerre mondiale, dans des camps de prisonniers, des hommes se travestissaient pour divertir leurs compatriotes. Certains étaient tellement populaires qu’ils sont restés femmes. Ce rapport au travestissement, joyeux et salvateur, me plaît. Il y a Michel Foucault sur la discipline des corps bien sûr, et puis il y a Henri Michaux aussi…
Mélanie – Dans le noir et blanc, on retrouve la dualité entre deux polarités – masculin et féminin, sauvage et social – associée à une esthétique rudimentaire. Un noir et blanc qui nous écarte d’emblée du réel et joue sur les perceptions visuelles.
Marlène – Oui, c’est ça, j’aime l’intensité qu’offre ce contraste. J’imagine une esthétique subtile, pour centrer le regard et convoquer les autres sens. Il y a tellement de nuances dans un noir, dans un blanc. La vibration du noir et blanc offre un large spectre d’expérimentations magiques, d’illusions d’optiques.
Mélanie – Tu parles de scène, tu parles de piste. Cette prochaine création a la particularité d’être conçue pour le chapiteau et la salle : comment abordes-tu l’écriture pour ces deux espaces, circulaire et frontal ?
Marlène – Comme je les envisage pour ce qu’ils sont littéralement soit deux espaces strictement différents, je ne peux que considérer deux conceptions. Depuis la même trame dramaturgique, construire une scénographie et un rapport au public adaptés à l’architecture. Grandeur et petitesse, rondeurs et angles droits… J’aimerais affirmer la singularité de chaque espace car, inéluctablement, l’architecture impacte le propos, la réception, le sens. Mais à cela, je souhaite associer un élément commun, qui relierait artistes et public. Au théâtre on marcherait sur les murs, au chapiteau on monterait dans les mats, passerait au-dessus et au-dessous du public. Je verrais bien le contorsionniste dévaler au-dessus des fauteuils parmi le public, le trapéziste voler au dessus des gens… Pour moi, intrinsèquement artiste de la rue et du chapiteau – tout comme les autres fondateurs du Collectif AOC d’ailleurs – il me semble que cette création constitue un acte symbolique, qui vient interroger l’histoire – esthétique et politique – de notre art. Qu’est-ce que le cirque aujourd’hui ? Quelles sont sa place dans la culture populaire et son inscription au sein de l’institution culturelle ? À partir de la même essence, selon qu’elle soit conçue et vue sous chapiteau ou en salle, comment la proposition évoluera-t-elle ? Comment sera-t-elle perçue ? Et par qui ?

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Le corps semble aller de soi. Mais l’évidence est souvent le plus court chemin du mystère.

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David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité

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