Autrice, metteuse en scène et comédienne, Marion Thomas réside et travaille entre Lausanne et Nantes. C’est en Suisse, à Nyon et ses alentours, dans le cadre des Récits du futur, résidence d’écriture, de recherche et de création initiée par le far° festival des arts vivants, que la jeune femme « territorialise » une enquête documentée sur l’intelligence sociale du mouton. En ressort une performance théâtrale sur les comportements humains face à la catastrophe, sur ce que peut vouloir dire « faire troupeau ».
Dans Faire troupeau, vous vous intéressez au mouton, à ses compétences comme à ce que sa figure représente dans l’imaginaire collectif. Qu’est-ce qui vous a menée vers cet animal ?
C’est une histoire de gens, de merlu et de mouton. À la fin d’une précédente pièce, Nous sommes les Amazones du futur, j’abordais une recherche menée auprès de rats femelles qui mettait en avant la prédominance de l’empathie comme stratégie de survie collective. J’ai ensuite voulu faire un projet sur les gens et sur le fait que j’aime les gens. Parce que je suis agacée d’entendre dire à la télé ou autour de moi que les gens sont bêtes, sont des moutons et qu’iels se fichent du changement climatique. Je ne crois pas que les gens n’ont rien à faire du climat, je crois que les gens ont surtout d’autres problèmes. À mon sens, cette facilité à parler des autres, à faire des généralités, relève de la fainéantise. Dans ce contexte, je me suis intéressée au fonctionnement des troupeaux, des troupeaux de moutons, car les moutons ont la réputation d’être suiveurs, stupides et sans esprit critique. Parallèlement, pour le TU-Nantes, j’ai suivi le travail de l’IFREMER (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) pendant trois ans et je me suis penchée sur le merlu qui, à cause de la surpêche, ne dépasse pas l’âge de cinq ans. Comme on voit ce poisson uniquement mort et découpé en rectangle blanc, j’ai fait une performance pour visibiliser enfin le merlu : Merlu moyen. Le mouton, comme le merlu, ne fait pas partie des animaux charismatiques, à propos desquels on fait des recherches, pour lesquels on dépense de l’argent, mais qui sont en voie d’extinction, le plus souvent. Dans Composer avec les moutons – Lorsque les brebis apprennent à leurs bergers à leur apprendre (Éditions Cardère, 2016), Vinciane Despret et Michel Meuret évoquent Thelma Rowell, une primatologue qui a cessé d’étudier les singes pour étudier les moutons. Il y a une différence entre les animaux qui peuplent notre quotidien et ceux qui habitent notre imaginaire collectif, un imaginaire qui peut desservir la cause animale. C’est donc en partant de mes interrogations sur la « fainéantise » de généraliser « les gens » que je suis arrivée au mouton.
Kit de survie en milieu masculiniste – 2022 est une balade sonore qui met en jeu une femme en contact avec un homme « incel », célibataire involontaire. Nous sommes les Amazones du futur – 2022 projette au futur la vie d’une jeune terrienne. Faire troupeau questionne les comportements collectifs face à la menace. Qu’est-ce qui vous pousse à aborder théâtralement ce qui relève des stratégies de survie ?
Je suis devenue éco-anxieuse mais je me démène pour trouver de quoi garder espoir, de quoi imaginer un futur qui puisse être brillant, empathique et chouette. Ce qui m’intéresse, c’est de partager avec les gens ce qui me donne de la force. Dans Nous sommes les Amazones du futur, j’ai transmis toute la collection des lectures qui m’ont fait du bien. C’est pareil pour Faire troupeau. En ce moment, je lis Un paradis en enfer de Rebecca Solnit à propos des Disasters Studies aux États-Unis, au sein desquelles des chercheureuses étudient les comportements des foules pendant et juste après une catastrophe naturelle ou une guerre. Le récit intégré sur « les gens » qui s’entretuent et deviennent hystériques n’est qu’un narratif car c’est l’entraide qui prédomine le plus souvent. Évidemment il y a des inégalités structurelles face à la catastrophe mais il semble qu’il y ait toujours des réseaux de solidarité qui franchissent les barrières sociales. Toutefois, se pose la question de savoir si le changement climatique peut être considéré comme une catastrophe naturelle. Puisque le climat se dégrade sur plusieurs années et que la catastrophe n’est pas un « événement » qui dure quelques heures, comme c’est le cas pour un tremblement de terre, une inondation ou un incendie.
Pour ce faire, vous créez des fictions documentées scientifiquement, historiquement. Comment œuvrez-vous de la recherche à l’écriture ?
Je suis une chercheuse : lorsque je définis un sujet, je lis beaucoup d’essais et de publications scientifiques, que celles-ci soient en français ou en anglais. En passer par la science permet de discréditer des généralités, et de s’intéresser à l’émergence des connaissances, qui est parfois tristement influencée par l’économie et les conditions de travail. Je lis, je rencontre et parallèlement, j’écris toujours énormément. Ensuite je fais des improvisations au plateau à partir de ce que j’ai appris, jusqu’à ne conserver que 20% des premiers textes. Je travaille avec un ou une collaboratrice par projet mais j’aimerais pouvoir travailler avec une personne différente à chaque résidence de création.
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