Galin Stoev
propos recueillis en octobre 2018
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Vous évoquez le rêve dans votre recherche du théâtre idéal et dans votre vision d’un art comme “délire collectif” afin de “rendre la réalité plus palpable et faire grandir l’univers”… Cette dialectique entre l’onirique, le réel et l’existentiel, est-elle ce qui vous rapproche d’Ivan Viripaev ?
J’ai une affinité envers ce qui se situe hors du commun, du connu. J’ai été marqué par Dialogues avec l’Ange de Gitta Mallasz et je suis fasciné par le propos scientifique lorsqu’il devient poésie pure. L’écriture d’Ivan Viripaev est venue articuler cela pour le rendre audible. Quand on met en scène un texte théâtral, on fait tout pour que le méta-texte surgisse. Ivan Viripaev écrit lui naturellement un méta-texte avec des mots dits « mortels ». Son écriture est d’une qualité énergétique dirais-je et je tente d’accomplir cette énergie au plateau.
Selon vous, le travail d’Ivan Viripaev pourrait-il réconcilier la raison occidentale à l’irrationalité slave ? Ce que l’on nomme « l’âme russe » aurait-elle quelque chose d’universel ?
La culture française est convaincue que le logospeut contenir le monde et le rendre supportable. Or la culture russe appréhende l’univers par le chaos. Il s’agit selon moi de créer un espace pour que la rencontre ait lieu.
Son écriture peut être très noire, voire nihiliste, mais vise le dépassement de notre condition, l’extraction de la lumière.
À travers son écriture, on cherche des issues, des ouvertures. Cela peut – ou doit – aussi passer par les ténèbres, la mort. Arriver à centrer notre regard, tout en nous faisant rire et ressentir le paradoxe de la situation, me donne de l’espoir et je veux aller jusqu’au bout pour voir. Ivan Viripaev reste un de ceux qui, encore, donne de l’oxygène.
Marivaux, Tchekhov et votre compatriote Yana Borissova (Les gens d’Oz) : les textes que vous mettez en scène abordent l’échiquier humain à travers une poésie de l’absurde, usent de l’humour comme véhicule d’une métaphysique profonde, et de la sophistication de la langue comme creuset d’une pensée paradoxale. Qu’est-ce qui se joue particulièrement ici avec Ivan Viripaev ?
Ses textes incitent le regard actif : parfaitement inachevés, ils sont profondément théâtraux parce qu’ils ne peuvent se réaliser qu’avec des gens vivants, devant des gens vivants. Les comédiens sont des ouvriers qui travaillent en temps réel pour que le spectacle se passe non seulement sur le plateau mais aussi dans le ventre du spectateur. C’est un des rares auteurs aujourd’hui qui arrive à reformuler le rapport plateau-salle, non pas à travers un dispositif d’expérimentation formelle mais à travers une communication subtile en tentant de placer artistes et spectateurs sur une même fréquence physique, émotionnelle, énergétique.
Il y a 17 ans, vous étiez le premier à mettre en scène, en dehors de ses frontières, un texte de cet auteur quarantenaire – qui figure aujourd’hui parmi les dramaturges contemporains russes les plus joués en Europe, comment évoluez-vous ensemble aujourd’hui ?
En 2001, on me donne à lire Rêves, son premier texte. Je n’y ai rien compris et, en même temps, mon ventre comprenait tout. J’ai monté ce texte pour relier cette intuition viscérale à l’élaboration intellectuelle. Ivan est venu à la générale et c’est là, d’après lui, qu’il a realisé tout le potentiel scénique de son écriture. On a parlé comme si on se connaissait depuis toujours et cette communication exceptionnelle, sans filtre, est encore là.Aujourd’hui, il m’envoie ses textes et je décide ou non de les mettre en scène.
Quelles sont ces Insoutenables longues étreintes ?
C’est une perte de sens : deux couples, quatre personnages qui se cherchent et font tout pour mener une vie heureuse. Ce ne sont pas des gens dans une quête spirituelle, ce sont des gens normaux. Au bout d’un moment tombe sur eux la voix de l’univers ou ce que l’on pourrait aussi appeler, l’énergie. Ils ne sont pas préparés et ne savent pas quoi faire. Comme cette fin du monde qui tombe sur nous et qui nous dépasse. Ils cherchent le plaisir et le sens dans le sexe, la violence, la drogue, le veganisme. Ils vont jusqu’au bout, jusqu’à la mort. C’est ce que j’appelle un voyage initiatique, qui ne concerne pas seulement les personnages. Cette pièce est une partition pour orchestrer en temps réel une expérience – sous la forme d’un spectacle qui rendrait la chose « légale » ou « recevable ».
On retrouve ici les thèmes essentiels – la liberté, la quête de sens, la mort – abordés par Viripaev. Mais il semble ici pousser plus loin encore l’expérience de l’espace-temps, de l’illogisme et du glissement vers une autre réalité possible.
Il crée quelque chose que j’appelle l’écriture quantique, c’est-à-dire qu’il casse la logique linéaire. Et ce n’est ni un choix esthétique ni une expérimentation formelle mais une nécessité pour retrouver le pouls d’aujourd’hui. Il fait cela pour capter une écoute et un regard propices à la réception de ses histoires. Des histoires qui nous renvoient à l’intime comme espace commun au-delà des critères culturels et sociaux. Et cela nous oblige à voir et appréhender différemment nos conflits irrésolus ou insurmontables. Pour quelques secondes, ce qui divise s’efface et la rencontre peut s’effectuer. C’est un geste politique.
En quoi est-il politique ce geste ?
Bien au-delà de l’artistique, ce texte et notre positionnement s’adressent à quelque chose qui relève de la communication, de la conscientisation. Au début, les quatre personnages de la pièce subissent leur vie puis agissent à travers des choix conscients, vivent pleinement, même s’ils passent par la mort. C’est un phénomène de libération, une expérience de maturité spirituelle dirais-je. Ici, quelqu’un se lève et met des mots sur ce fait, intime et commun à la fois, peut-être encore inconnu et qui incite une prise de conscience de la part du spectateur. Il s’agit de passer par le rire pour lever les résistances, de faire que s’ouvre un nouvel état réceptif, propre à chacun.
Fondamentalement, la question posée est : comment transformer la destructivité du monde extérieur en une force intérieure de créativité ?
Le paradigme qui est le nôtre aujourd’hui se casse la figure et aucun Dieu ne descendra avec un nouveau modèle : c’est à nous de le créer. Je crois que le théâtre, avec ses propres outils, a la force de contribuer à cultiver l’expérience d’un autre possible. C’est une responsabilité énorme à côté de laquelle on n’a pas le droit de passer.
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