Olga Dukhovnaya est Ukrainienne, affirme-t-elle aujourd’hui. Dix ans après Korowod, inspirée d’une danse traditionnelle russe, elle signe Swan Lake solo, sa seconde création, réduction à l’os du ballet de Tchaïkovski. Seule en scène, elle endosse tous les rôles et va à l’essentiel : l’opposition à l’œuvre. À la fois outil de propagande et de subversion, ce monument de la culture soviétique est un symbole associé à la chute du pouvoir, de la mort des secrétaires généraux à celle de l’URSS en 1991. Dans cet entretien, l’artiste, établie en France depuis 2010, précise la portée politique de son geste, décuplée suite à l’invasion de son pays d’origine en février 2022.
Commandée par le Nouveau Centre d’Art contemporain GES-2 de Moscou en 2019, votre pièce, probablement, jamais ne se jouera en Russie. Que représente le fait de s’inscrire dans l’héritage socio-culturel du Lac des cygnes, dans une telle actualité politique ?
Le fait même que le Centre d’art commande pour son ouverture plusieurs versions du Lac des cygnes était un geste qui pouvait être considéré comme provocateur, car toucher à une telle icône peut être perçu comme du vandalisme. Mais aujourd’hui, en tant qu’Ukrainienne, il m’est impossible de présenter une pièce à Moscou. En France, personne ne sait que Le Lac des cygnes est associé à la chute du régime soviétique. Lorsque la guerre est arrivée en février 2022, j’ai ajouté à la pièce un texte dans lequel je contextualise ce que représente cette œuvre. C’est aussi un texte à travers lequel je justifie le fait que je danse une pièce russe. La seule raison pour moi de continuer à danser Swan Lake Solo est liée au fait que ce ballet symbolise la fin d’un régime et la mort de son leader. Je vis un très grand conflit intérieur car ma mère est russe, je suis russophone et je connais de nombreux russes qui dénoncent l’invasion de l’Ukraine, en premier lieu Anton Svetlichny, mon collaborateur compositeur, mais la culture ukrainienne est, une nouvelle fois, effacée. Ce conflit, cette opposition, est présent dans le solo. Je n’ai jamais pensé produire une œuvre politique mais, aujourd’hui plus que jamais, je rallie cette « pensée magique » que danser ce requiem peut faire advenir la chute.
Votre pièce initialement prévue pour un ballet de 32 danseurs et un orchestre, est également devenue un solo, du fait des confinements et des reports de création liés à la pandémie. Par votre seul corps, vous cherchez à incarner l’ensemble des rôles, opérant par là une déconstruction hiérarchique entre le corps de ballet et les solistes, le masculin et le féminin. En désossant ainsi cette structure et ses fondements, à quoi êtes-vous arrivée ?
Bien malgré moi, ce solo est empli de ce que je traverse depuis trois ans. Pendant la pandémie, j’ai décidé d’expérimenter le matériel chorégraphique de la pièce originale et de m’exercer seule, dans ma chambre minuscule, face au miroir, toujours à la même place. J’ai alors trouvé plus intéressant de transposer ce matériel pour un solo, qui devait s’adosser à la grande forme mais qui est aujourd’hui devenu le projet en soi. Pour ce solo, j’ai gardé l’idée de rester au centre, face au public, comme un résidu de cette contrainte, de mon vécu. Au tout départ, c’est le versant historique et physique qui m’intéressait : je voulais voir ce qu’il reste lorsqu’on sépare le mouvement du récit et de son contexte. Je ne suis pas danseuse classique de formation et j’ai essayé d’apprendre le mouvement détaché de la technique pure, comme s’il était absolument neutre, sans sa théâtralité et dissocié de l’esthétique de ballet. Puis j’ai appliqué les procédés formels de la musique électronique : étirements, compressions, loops, répétitions, distorsions, pour décomposer et vider le mouvement.
Quel a été le processus pour désinscrire le geste de sa narration et s’atteler sans affect à cette matière hantée par Petipa, par Noureev, par tant d’autres ?
Je suis très à l’aise pour faire ce que je veux avec cette pièce. Beaucoup la regarde comme un chef d’œuvre mais, à mes yeux, c’est une chorégraphie historique, ni plus ni moins. Je l’aborde sans aucune ironie, et ne l’estime ni démodée ni bourgeoise, ni savante. En France, le ballet classique est perçu comme intellectuel et onéreux or, en Ukraine, cet art a toujours été très accessible. J’avais envie de montrer que ce que l’on projette sur le ballet est lié à son contexte, pas au mouvement car le mouvement est neutre. Le mouvement de Petipa peut constituer une danse contemporaine d’aujourd’hui. D’ailleurs, j’ai appris de la chorégraphie uniquement les séquences qui me plaisaient sur Youtube, comme si je suivais un tutoriel.
Dans ce travail de déconstruction, vous conservez l’opposition fondamentale entre noir et blanc. Ces mécanismes d’opposition sont-ils à l’essence même du geste ?
La seule chose que j’ai conservé de l’histoire est l’opposition, entre noir et blanc notamment, dans la musique comme dans le mouvement : à la lenteur succède la vitesse, au bruit le silence, au brut la douceur. J’ai travaillé à partir des recherches menées par le compositeur : lorsque la musique accélère, que devient la phrase chorégraphique si elle accélère autant ? Je n’invente pas de mouvements, mon travail de chorégraphe réside dans le fait de vider puis de remplir le geste et de composer une partition. Le Lac des cygnes est interprété comme une histoire d’amour mais pour moi, c’est une histoire de choix : celui que le prince doit faire entre noir et blanc. Son choix est la métaphore de celui que doivent faire chaque jour les humains. C’est une vision très biblique et binaire du bien et du mal. Or, il n’assume pas son attirance pour le noir, il rejette la faute sur le magicien. Ce travail sur l’opposition représente donc la question du choix et nourrit de manière formelle cette pièce archétypale.
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